
La lumière blanche du printemps entre à flots dans le salon où Judith est assise dans sa bergère capitonnée en suédine bleue, son cellulaire à la main. Elle ne sait pas trop quoi faire. Devrait-elle appeler? Devrait-elle dire oui ou non? Y aller ou pas? Et personne avec qui en parler. Elle se sent bien seule. Ce n’est pas la première fois que ce dilemme se pose. Raison ou sentiment? Suivre son cœur ou écouter sa tête?
Impatientée par ses propres hésitations, elle décide d’aller faire un tour. Elle fera ça au moins. Elle ira au parc près de la rivière. Ça lui fait toujours du bien. Ça remet les choses en perspective. Peut-être qu’elle y trouvera le moyen de sortir de son ambivalence. En fait, que pèse sa décision devant cette eau qui coule, incessante, dans sa course vers l’océan Atlantique? Toutefois, ce qu’elle veut vraiment, c’est de ne plus y penser, se vider la tête pendant une heure. Est-ce trop demander?
***
Elle gare sa vieille Honda tout près de l’entrée du parc. Déjà, la magie opère. La rivière brille argent sous le soleil de l’après-midi. Le mois de mai se déploie en chaleur comme d’habitude dans l’Outaouais. C’est samedi et, à cette heure, le parc est achalandé. Marcheurs, chiens en laisse, bernaches en groupe paissant sur l’herbe. Étendus sur une couverture, des adorateurs du soleil en maillots de bain se font rôtir.
Judith trouve que c’est un peu tôt pour la rôtisserie. Elle se rappelle son allure de homard ébouillanté quand elle avait fait la même chose, à l’époque de sa vie d’étudiante. Elle l’avait regretté plusieurs jours, supportant avec peine ses vêtements, même les plus légers. Une leçon inoubliable qui la rend tout de même sympathique envers ces adeptes du coup de soleil. Rien ne bat une expérience de première main!
Elle aperçoit un banc qui se libère sous le gros érable, elle accélère le pas pour y prendre place. À peine assise, elle entend son nom : « Judith, c’est toi? » Elle se retourne pour apercevoir un homme plutôt grand qui la regarde en souriant. Crinière blonde et blanche, moustache douce, verres fumés qui masquent les yeux, belle dégaine, pourtant elle ne le replace pas. « On se connaît? » « Ben, voyons, c’est moi, Boris? »
Le temps se fige. Judith bascule dans son passé. Tout un monde lui revient. Boris, étudiant en même temps qu’elle, parfois dans ses cours, toujours à deux doigts de se parler, lui happé par toutes ses connaissances. Se côtoyer, se sourire, se dire bonjour, échanger quelques mots en début et à la fin de la classe, mais jamais plus, malgré une électricité certaine. Elle se souvient qu’elle en avait même rêver.
« Boris! De l’université? Quelle surprise! » Sans attendre, il prend place à ses côtés. « Belle journée! » Elle lui rend son sourire, acquiesce de la tête. Il lui sourit en retour, puis regarde la rivière. Il se passe un étrange flottement, comme si toutes les années passées s’évanouissaient, comme si le temps n’avait plus aucune importance.
B - Ça fait juste quelques jours que je suis revenu ici. Je voulais revoir le parc et je te retrouve. C’est très bizarre.
J - Pourquoi bizarre? C’est normal, ça fait longtemps qu’on s’est vu, vingt ans peut-être?
B - J’en reviens quand même pas d’être tombé sur toi sans te chercher, surtout après toutes ces années comme tu dis.
J - Ça doit être « les grands esprits se rencontrent! »
B - Voyons, c’est sans doute plus que ça. À l’université…
J - On se croisait dans les cours, on prenait même pas un café ensemble.
B - Pourtant, Judith, c’était plus que ça…
J – Ah! Ta mémoire te joue des tours!
B - Té drôle! En parlant de café, veux-tu aller prendre un verre?
J - Euh…
B - C’est l’heure de l’apéro, for the good old times…
J - Ben oui, c’est samedi, pourquoi pas, j’ai rien d’autre à faire! Tu connais le Fou?
B - Non, mais avec Google, je vais le trouver.
J - OK, à tantôt.