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Écarts

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Le flottement rompu, Judith regarde la photo de nouveau. Le visage fermé, elle lève les yeux vers le Boris d’aujourd’hui qui, lui, ne lui sourit pas. D’un geste sec, elle jette la photo sur la table, attend des réponses. Boris se met à parler à toute vitesse comme s’il déballait un cadeau longtemps espéré.


B – Tu te souviens, c’est Jules qui avait pris la photo sans nous avertir. Il nous avait surpris sur le balcon. Tu lui avais couru après dans l’appartement et il s’était sauvé en criant jusque dehors. On avait bien ri quand même. Il nous a fait le coup souvent. Il rêvait de devenir portraitiste et de renouveler le genre. J’ai d’autres photos qu’il a faites si tu veux les voir. Il nous trouvait photogéniques et bien assortis, alors on le retrouvait sur notre chemin à toute occasion. Quand on allait au ByTowne, on avait une chance sur deux de le rencontrer. On entrait dans le cinéma en se faufilant pour lui échapper. Tu te souviens, la fois, au café de la rue King-Edward, le nom m’échappe, on était sorti par la porte d’en arrière en traversant la cuisine. Une chance que le proprio nous connaissait, mais Jules avait été plus vite que nous et il nous avait croqués en sortant avec notre air ébouriffé!


Judith l’écoute sans mot dire et n’en revient pas de ce qu’elle entend. Il y a tellement d’écarts entre ce qu’elle sait et ce qu’il lui raconte, qu’elle en a presque le vertige. Pour se donner une contenance, elle prend une gorgée de son verre de vin, puis une autre.


J – Boris, je m’excuse, mais on n’est jamais sorti ensemble.

B - Voyons, Judith, on était un couple pendant l’université.

J – Je ne sais pas d’où tu tiens ça. On faisait juste se croiser dans les cours, les corridors, parfois on parlait deux minutes et c’est tout. Je comprends pas pourquoi tu inventes tout ça. Je m’en vais.

B - S’il vous plaît, Judith, attends, assieds-toi. J’ai d’autres photos de nous deux. J’ai tes lettres.

J - Mes lettres, écoute, je ne suis pas folle. Je ne t’ai jamais écrit.

B – Ben, chus pas fou non plus! Lis-les au moins! S’il vous plaît!


Boris fouille dans son sac, en sort la pile de lettres, les met sur la table devant Judith. Exaspérée, elle en prend une, l’ouvre et lit, en ouvre une deuxième, puis une troisième qu’elle lit en diagonale. Elle est sous le choc. Des lettres de sa main, c’est plus difficile à nier. Qu’est-ce qui se passe? Elle les redépose doucement sur la table.


J – Wow! J’avoue, c’est mon écriture. Je ne comprends pas.

B – On s’est écrit pendant quelques mois après mon départ. Je voulais voyager, toi tu voulais travailler, payer tes prêts. Puis, tu as cessé de répondre à mes lettres. Je n’ai pas insisté, tu sais comment c’est. Le temps passe, mais je ne t’ai jamais oubliée. Fais-moi plaisir, regarde les autres photos.


Ébranlée, Judith cède, prend les photos, les passe l’une après l’autre : Boris et elle au resto, au cinéma, devant le monument des morts rue Elgin, dans le salon d’un appartement, sur un balcon, au bord d’une rivière. Puis, elle voit sur la toute dernière du paquet, Boris et elle assis sur le banc sous le gros érable au parc Brébeuf par une splendide journée d’été.


La photo lui glisse des mains et tombe par terre. Elle pousse sa chaise brusquement, se lève d’un coup, la tête lui tourne. Boris la rattrape tout juste, l’aide à se rassoir. Très étourdie, elle tient la table de ses deux mains et essaie de retrouver ses esprits. Énervé et le cœur battant, Boris fait signe au serveur qui s’avance rapidement, lui commande un verre d’eau, un café. Il ne sait plus quoi penser, quoi faire. Il se tait, attend. Lui non plus ne comprend pas ce qui se passe. Il a pourtant toutes les preuves irréfutables de leur relation. Pourquoi résiste-t-elle à tant d’évidence ?

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