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Passages

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Posté près de la porte à l’intérieur de la maison, Limousine attend patiemment que les humains soient de retour. Dès que la porte s’ouvre, il se faufile, ni vu ni connu, noir dans le noir, sauf par Gaétan qui le distingue et le salue bien bas. Merrrouin, lui répond le chat. Bien que minuit ait sonné, personne n’a envie d’aller au lit, trop excités par ce qu’ils viennent de vivre.


J - Un petit remontant comme disait ma grand-mère, ça vous dit?


Les deux hommes acquiescent. Bientôt assis autour de la table de la cuisine, thé, café, vin en main, ils se regardent complices.


B - Après tous ces passages, va falloir que je révise ma façon de voir et de comprendre le monde. Gaétan, je veux te remercier. Tu me redonnes de l’espoir. Je sais que tu as essayé de m’expliquer hier, mais je ne comprends toujours pas comment je suis arrivé ici.

J - Tu veux vraiment revenir là-dessus. Il n’est pas un peu tard?

B – Je sais, mais je ne dormirai pas sans avoir plus d’explications.

G - Judith, je pense qu’il faut qu’il comprenne bien ce qui l’a amené à toi pour qu’il puisse repartir demain.

J - Demain? Ce n’est pas un peu vite?

G - Il faut battre le fer quand il est chaud. Boris sait comment faire le passage, alors il faut en profiter, même si tu veux le garder plus longtemps. Ce n’est pas ton Boris.


Judith pince les lèvres. Elle sait bien que Gaétan a raison. Elle bat des paupières pour retenir une larme qui montait. Elle sourit à Boris qui le lui rend.


G - Je vais essayer d’être le plus clair possible bien que ce soit assez compliqué.

B - Vas-y, je t’écoute. Je te crois d’avance après ce soir. D’ailleurs, avant que tu commences, dis-moi comment ça se fait que tu sais tout ça.

G - J’ai toujours vu le scintillement des lieux de passage, même quand j’étais petit. J’ai commencé par mettre un doigt dedans, puis une main, puis un bras et quand, ado, j’ai vu que je restais intact, j’ai fait ma première traversée. Ensuite, j’ai cherché du savoir qui pourrait me guider. Ce n’est pas sorcier, mais ça reste bizarre, je suis le premier à l’admettre.

B - Quand Judith m’a parlé de toi, j’étais pas trop chaud à l’idée. Maintenant, je suis ouvert. Alors, comment je suis arrivé ici?


Gaétan prend une gorgée de café, ferme les yeux quelques secondes, croise les mains et se lance.


G - Boris, votre désir de revoir votre Judith était tellement fort qu’arriver au parc Brébeuf dans votre univers, vous avez traversé un seuil dans l’espace imaginaire qui vous a conduit, sans que vous n’en preniez conscience, dans le monde de notre Judith à nous, tout simplement parce qu’elle se trouvait au parc au même moment. Vous êtes alors entré sans vous en apercevoir dans son espace réel à elle. Si notre Judith ne s’était pas trouvée à proximité de votre désir, vous seriez resté dans votre monde à vous où se trouve votre Judith.


Autrement dit, vous pensiez à Judith dans un espace-temps imaginaire en vous rendant au parc. Et, au parc, près de la statue du père Brébeuf, il y a un fil scintillant qui ouvre sur un seuil temporel. Il faut que vous sachiez que l’univers est rempli de dimensions cachées ou de mondes parallèles. La proximité réelle de notre Judith vous a guidé vers le seuil. Car nous, les humains, nous vivons dans le réel, mais aussi dans notre esprit où l’espace et le temps n’existent pas. Un désir intense peut ouvrir des fissures dans l’espace-temps objectif. Me comprenez-vous?


***


Avant de se quitter, ils se sont donné rendez-vous devant la statue du parc Brébeuf à 16 h 30, heure à laquelle Boris a rencontré Judith il y a deux jours. La journée est radieuse et les promeneurs, amateurs de vélo et adorateurs du soleil sont au rendez-vous, mais ils ne les voient pas, préoccupés par leur mission. Gaétan montre à Boris le fin scintillement tout près du côté est du socle de la statue. Après quelques tentatives, Boris le distingue.


G - Boris, c’est le moment, il ne faut pas trop tarder. Vous savez quoi faire. Pensez très fort à votre Judith, désirez la voir le plus intensément possible pour avoir l’énergie pour traverser. Et surtout, n’hésitez pas, sinon…


Boris se tourne vers Judith qui l’encourage et lui fait signe de la main de partir. Ils ne se disent rien, car tout a été dit. Au revoir n’est même pas de mise. Gaétan et Judith reculent de quelques pas. C’est l’heure. Boris se concentre, prend son sac avec les lettres et les photos, et le serre contre lui. Il fait un pas, puis deux, s’avance et disparaît.


Judith, qui a retenu son souffle, soupire. Le cœur serré, elle prend la main de Gaétan et prononce merci sans émettre un son. Gaétan lui tape doucement sur l’épaule et la quitte. Judith se dirige vers l’un des deux bancs sous le gros érable et s’y assoie pour regarder la rivière scintiller sous le soleil.


***


Une semaine plus tard, Judith retourne au parc se promener et s’assoir sous l’érable. Malgré tout ce qui s’est passé, elle n’a toujours pas résolu son dilemme. L’offre d’emploi est alléchante, mais il faudrait qu’elle quitte le pays pour trois ans. Pourrait-elle emmener Limousine? Louerait-elle sa maison? La rivière ne lui apporte aucune réponse, ni les bernaches qui promènent leurs oisons. C’est un nœud gordien et elle n’a pas d’épée pour le trancher. Judith se laisse emporter par son esprit qui divague sur les possibilités. Songeuse, elle ne s’attend pas à ce que l’univers lui prépare.


« Si c’est pas Judith Renaud! Coudons, toué, tu vieillis pas, toujours aussi belle! »


Elle sursaute, tirée de sa rêverie par cette voix qu’elle reconnaît, le ton moqueur, la bravade, l’arrogance. Elle ferme les yeux. C’est le Boris de son monde à elle. C’est son Boris. Elle saute sur ses pieds, se retourne, s’avance vers lui qui lui ouvre les bras. Non, décidément, elle n’ira pas à l’étranger.

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